Jean Vautrin
Résumé
Avant d'être Jean Vautrin, j'ai été Jean Herman...
J'ai fait un beau voyage.
Chacun d'entre nous avance comme il peut dans la forêt de sa vie embrouillée. Avant d'aborder le contenu de ce livre, il me faut avouer qu'avant d'être Jean Vautrin, j'ai été Jean Herman.N'avons‑nous pas tous droit à plusieurs vies ?
Entre 1956 et 1973, j'ai donc écrit et tourné des films. J'ai dirigé des vedettes de cinoche. Mais ce que l'on sait moins c'est que j'ai aussi pratiqué quotidiennement la photographie.
Plus tard, seulement plus tard, la littérature est entrée jusqu'au fond de mon âme. Un très puissant bazar, je vous jure. Et sans doute mourrai‑je étendu sur la couche de cette maîtresse exigeante. Elle représente pour moi tant de ferveur passionnée. Elle a tellement dessiné pour moi le geste juste.
TOUT ARRACHEMENT EST LIBERTÉ
Si loin que je me retourne pour apercevoir la vérité de ma vie, je vois des carrefours et des choix mais j'apprends vite que tout arrachement est liberté.
D'ailleurs, si l'on admet que la vie est un voyage autour des nuits du monde, je revendique la considération due à un voyageur.
Enfant, j'avais tôt perçu que le fleuve Amazonie coulait large comme l'aventure sous la nappe et, mettant à profit les dîners à mourir d'ennui qu'organisaient mes parents, j'inspectais à quatre pattes les chaussures, les croquenots, les escarpins, les chevilles et les pieds des invités afin de ne rien ignorer des chemins qu'ils empruntaient.
Plus tard, en tournant des films, en prenant des photos, en écrivant des romans, je n'ai jamais cessé de piroguer parmi les hommes, d'être un explorateur de visages et de destins, j'allais dire un guetteur ténuant. Le livre qu'aujourd'hui je m'apprête à vous confier raconte mon premier et lointain embarquement sur un paquebot blanc, le 55 Sunrise qui cinglait vers les Indes. C'est un peu le carnet initiatique d'un jeune homme à peine terminé et son passage de l'âge adolescent à la vie d'homme. J'avais envie de raconter l'histoire de ce jeune prof.
J'avais par‑dessus tout envie de montrer son regard au travers d'un objectif, de faire connaître son travail de phototrotter et de donner à voir pour la première fois en France ses images retrouvées miraculeusement dans une cantine rouillée par la mousson. Elles ont quarante‑cinq ans bientôt. Elles sont déjà la mémoire du temps. Elles graveront le témoignage de ce que je sais aujourd'hui et de ce que je portais hier.
JE VOUS PARLE D'UNE ÉPOQUE OÙ UN ANIMAL FURIEUX VIVAIT EN MOI.
C'était en 1955. J'avais vingt‑deux ans. Le tronc de la vie me paraissait énorme. Je voulais conquérir le monde.
Si j'omets de mentionner à mes flancs la présence d'un antique Leica IIIF qui allait devenir mon inséparable compagnon, l'approche de la littérature et une gourmande formation de cinéaste étaient mes seules armes pour vaincre l'inconnu. Aussi, parmi toutes les musiques à choisir, démesurément, je voulais être à la fois Cartier‑Bresson, Orson Welles, Jim‑la‑Jungle et Marcel Griaule.
J'allais d'abord devenir un petit professeur de français à l'Université de Bombay et enseigner Diderot à des étudiantes en saris qui avaient mon âge. Ensuite, j'allais faire mes premiers pas de documentaliste. Je tournais en 16 et en 35 avec des brics et des brocs de pellicule. J'allais jusqu'au Rajasthan, chez les Dacoyts qui sont bandits par caste. Je voyageais. Je vivais mille aventures. Mille expériences. Drogué tel jour au chanvre indien, hypnotisé tel autre dans un train et détroussé de toutes mes possessions.
Jusqu'à ce fameux matin où François Truffaut m'écrivit « Roberto Rossellini vient en Inde pour y tourner. Tu baragouines le Hindi, tu parles anglais, ta femme est indienne – Tiens oui, j'étais aussi marié! – sans doute pourrais‑tu devenir son assistant. »
Et donc, il a été mon mentor. Mon guide. Mon conseiller. Un maître à penser, à regarder, à aimer. Il était Roberto Rossellini, père du néoréalisme. Le dernier des humanistes. Un poseur de voies sur le futur.
Pendant deux ans, je l'ai suivi. De lui aussi, je veux parler. Et de la photographie.
NOUS VOICI EMBARQUÉS SUR UN LIVRE A DEUX PENTES
D'un côté, un texte dressé comme une échelle calme contre le temps par un homme‑écrivain à l'automne de son âge et fait pour raconter les années englouties de celui qu'il fut un jeune homme affamé des secrets de la gloire et de la connaissance. Ses rencontres, les voix tonitruantes qu'il entendit, l'accès à de nouvelles espérances, l'affirmation d'une personnalité, l'aventure rossellinienne.
De l'autre, la chronique journalière de ses pas une ébouriffade de photos, un mémento 24 x 36 exprès au milieu d'un immense pays à la force aveuglante ‑ l'Inde. Harassants périples dans les bazars, visions de foules blanches sur Howrah Bridge, grand découragement de la misère insoutenable, la moisson de ces photos glanées jour après jour pendant trois ans de Trivandrum à Calcuta, de Bombay à Bénarès, d'Orissa à Mysore, racontent à un demi‑siècle de distance que les gestes de l'homme sont éternels.
Ils constituent aussi des carnets racontant en images l'exercice quotidien du photoseur. L'arrangement passager, ce miraculeux prélèvement de grains et de lumière opéré au hasard des rencontres, à hauteur d'oeil, cette euphorie étrange ‑ répétée et vécue jusqu'à l'obsession – qui consiste à regarder la vie devant soi au travers du viseur d'une caméra, d'aller à la rencontre des gestes et des visages et de capter en une fraction de seconde un réel intuitivement réorganisé.
Car il y a de la rage à tenir le style de ses images et sans doute a‑t‑on « de l'œil » comme d'autres ont de l'oreille. C'est ce que j'essaierai aussi de raconter dans ce livre de la magnifique plénitude.
Jean Vautrin