Luc Ferry
Résumé
Voici ce qui fut, sans doute depuis toujours, la vocation essentielle de l'art : mettre en scène – on pourrait dire encore : « exposer », « incarner » – dans un matériau sensible (couleur, son, pierre…) une vérité tenue pour supérieure. C'est là sa finalité la plus essentielle, qui est probablement aussi ancienne que l'humanité elle-même.
L’art n'en a pas moins une histoire. C'est que la représentation de la vérité en possède une aussi. Si l’on remonte à l'Antiquité grecque, dire la vérité dans l'art, c'était d'abord exprimer l'harmonie de l’univers, du « cosmos » ; à l'ère des religions monothéistes, la grandeur et la sublimité du divin ; dans nos démocraties humanistes, la profondeur et la richesse du génie humain. Ce qui caractérise au plus haut point notre humanisme moderne, c'est en première approximation ceci : alors que, dans les civilisations du passé, la loi tirait sa légitimité de son enracinement dans un univers extérieur aux hommes, ou prétendu tel ( celui de la cosmologie ou de la religion), la loi démocratique se veut de part en part faite par et pour les êtres humains.
Il en va de même dans la sphère de la culture. À la fin du théologico-politique répond celle du théologico-culturel. Au lieu de refléter un ordre extérieur aux hommes (cosmique ou religieux), l'œuvre d'art va devenir, dans les sociétés modernes, l'expression de la personnalité d'un individu, certes hors du commun, « génial », mais néanmoins humain. Un humanisme esthétique est né, parallèle à celui qu'institue la politique.
Un mot, un concept, symbolise plus et mieux que tous les autres ce mouvement d'humanisation de l'art : « esthétique ». Bien que grec, par son étymologie (aisthesis = sensation), il possède une signification spécifiquement moderne. Dans le langage ordinaire, sans doute, esthétique, philosophie de l'art ou théorie du beau sont des expressions à peu près équivalentes. Et l'on pense volontiers qu'elles désignent une préoccupation si essentielle à l'être humain qu'elles ont toujours existé sous une forme ou une autre, dans toutes les civilisations. Ce lieu commun, pourtant, est trompeur : l'esthétique proprement dite est une discipline relativement récente.
Son émergence est liée de façon indissoluble à une véritable révolution dans le regard jeté sur le phénomène de la beauté : la première Esthétique – le premier ouvrage à porter explicitement ce titre – apparaît seulement en 1750. Il s'agit de l'Aesthetica du philosophe allemand Alexander Baumgarten. Comme toujours dans l'histoire des idées, l'apparition d'un concept nouveau, surtout s'il est promis à s'inscrire dans la durée, n'est pas insignifiante. À vrai dire, la naissance de l'esthétique est rendue possible par l'effet d'un double bouleversement intervenu dans l'ordre de l'art : du côté de l'auteur, l'apparition du génie et, du côté du spectateur, l'invention du goût.